Depuis sa création, YouTube mène une triple compétition (Craig and Cunningham, 2019). Dès son rachat par Google, la plateforme se positionne comme un concurrent des acteurs traditionnels du marché du cinéma, de la télévision et de la musique. Dans un second temps, YouTube inscrit son activité dans la compétition des plateformes de streaming par abonnement face à Netflix ou autre. Dans ce contexte, YouTube développe une offre premium, c’est-à-dire un accès payant à la plateforme pour des contenus originaux, mais en visant un modèle freemium à long terme, c’est-à-dire le maintien de la gratuité pour l’accès à tout type de contenu grâce à la publicité.

Ainsi YouTube développe une multiplicité de modèles d’affaire – partage collaboratif, revenus publicitaires, abonnements, droits d’usage, services freemium etc.  – qui sont autant de façon de s’approprier les gains disponibles.  C’est un processus bien identifié des marchés à versants multiples (Guibert et al., 2016) : en multipliant les modes de financement, YouTube génère des effets réseaux indirects entre les différents acteurs de la culture et des médias, eux-mêmes de plus en plus dépendants d’une audience qui se déplace vers YouTube. Ainsi, « la plateforme extrait une rente liée à sa centralité et à son caractère d’opérateur crucial » (Marty, 2017). Fort de cette position centrale, YouTube devient le lieu de la convergence numérique des industries culturelles et médiatiques qui s’opère par le maintien d’une tension entre contrat social et logique marchande (Madison et al., 2014) – tel est le postulat sur lequel repose le projet APY.  Si les modèles d’hybridation entre économie du don et économie commerciale ont rapidement été observés comme une des caractéristiques économiques de la numérisation de l’industrie des contenus (Benghozi, 2011), il n’existe pas d’analyse empirique de cette hybridation montrant les dynamiques de création de la valeur des vidéos et de leur monétisation (à l’exception de (Soha et al., 2016), mais la portée de l’analyse reste très limitée). Pourtant, sur YouTube, une grande variété de sources de revenu est envisageable par les créateurs. Dans cette perspective, mesurer et expliquer l’économie des contenus diffusés sur YouTube est un enjeu crucial pour comprendre la manière dont les écosystèmes numériques transforment la nature de biens culturels et médiatiques.

Quels sont les revenus des créateurs sur YouTube ? Comment s’y fait le partage de la valeur ? Cette plateforme relève-t-elle plutôt de l’espace marchand ou de l’économie de partage ? Quel rôle joue le système de recommandation dans l’appariement de l’offre et de la demande ? Dans quelle mesure les sources de revenus apparaissent-elles comme des leviers stratégiques à des phases différenciées du développement des chaînes ? Quelle est l’influence de la position des créateurs dans les différents réseaux de commentateurs, de créateurs ou de recommandation algorithmique? Peut-on dégager des principes constitutifs de formation de la valeur des vidéos et quelles sont les différentes configurations possibles ? Comment faire une socio-économie empirique de YouTube à partir des données d’audiences, de réseaux, de contenus et de sources de revenu ?

Le projet APY a pour objectif principal de répondre à ces questions en considérant YouTube du point de vue d’une socio-économie des contenus audiovisuels. La plateforme est envisagée comme un marché sur lequel les coûts à l’entrée pouvant être considérés comme nuls, les chaînes construisent leur réputation à travers différents modes de financement selon leurs caractéristiques propres, leurs thèmes de spécialité, la forme de leurs réseaux de fans, de marques et de collaborateurs et du soutien du système de recommandation.

Pour comprendre les processus complexes engagés dans les marchés sur YouTube, le projet APY propose d’articuler les techniques des sciences computationnelles et les cadres interprétatifs de la sociologie et de l’économie, et d’étudier les questions précédentes à partir d’un matériau empirique varié et d’une grande richesse. Il s’appuie sur un partenariat original entre des chercheurs issus des sciences sociales, des sciences informatiques et l’un des plus importants réseaux multi-chaînes français, Wizdéo, ayant de surcroît développé un outil d’analyse de l’audience vidéo, dont les métriques ont été validées par YouTube. Enfin,  ce projet permettra de constituer un corpus de chaînes renseignant les caractéristiques des différents segments du marché pour le cas français et les caractéristiques des différents réseaux qui les sous-tendent.